Voyage et ballon rond
L’autre rocher : Gibraltar, enclave de football
Loin des strass de Monaco, un autre rocher émerge dans le football européen. Depuis mai 2013, Gibraltar est officiellement membre de l’UEFA. L’occasion pour la sélection de disputer les qualifications à l’Euro 2016 et pour les clubs locaux de participer aux premiers tours des préliminaires en Ligue des Champions et Europa League. Une manière de fédérer encore plus le rocher autour du sport roi. Reportage.
mardi 19 janvier 2016 (Romain Molina)

Aux confins de l’Europe, l’Andalousie se dresse, rugueuse et sans fards. Arpenter la région du sud de l’Espagne en voiture est un spectacle unique. Les provinces d’Almería et Grenade se traversent presque en solitaire, simplement perturbées par le passage de quelques voitures ou de camions, des plantations sous serre, ainsi que par les anciennes auberges royales, les ‘‘ Venta ’’, faisant office de sortie. En longeant la côte, le regard crépite au défilé des couleurs et de ces reliefs singuliers, généreusement ciselés par la nature. De la terre ocre à ce blanc perçant, presque lunaire, les heures défilent au gré de notre imagination. Pour voguer jusqu’à Malaga, il faut emprunter une nationale serpentant dans des villages comme Calahonda (pas la station balnéaire après Marbella) ou La Rabita, théâtre de criques et de falaises, où des carrioles avancent péniblement sur les pentes surchauffées par le soleil. Un autre temps. L’an passé, je dépassais une personne avec une barbe irréelle qui arpentait la montée en… fauteuil roulant.
- Le rocher de Gibraltar. / Photo Romain Molina
Aucun panneau n’indique Gibraltar
Les statistiques sur le chômage sont affolantes, l’Andalousie étant l’endroit au plus fort taux de chômage en Europe (34,2%). Néanmoins, en découvrant la région, il est difficile de croire à une telle précarité. Des mendiants parcourent les villes d’importance, mais pas plus qu’ailleurs. Le coût de la vie étant dérisoire, les jeunes Andalous, dont 59% n’ont pas de travail, restent souvent dans la demeure familiale, sans trop s’en préoccuper. Les cafés et restaurants sont bondés, le prix d’un bon repas étant souvent inférieur à deux verres dans un bar parisien. Telle était ma vision de l’Andalousie et de ses splendides villes. Loin, si loin de la réalité de la pointe sud. En parcourant la grosse heure et demie de Malaga à Gibraltar, où des greens surréalistes jaillissent de nulle part entre des villas démentielles achetées par de nombreux footballeurs de Premier League lorsque la bulle immobilière était à son apogée il y a quelques années, c’est une autre Espagne qui apparaît. Une Espagne miséreuse et revêche, où aucun panneau sur la voie rapide n’indique Gibraltar. Le gouvernement ne reconnaît pas l’enclave britannique et le conflit entre les deux nations est toujours vif. Seule la départementale indique le rocher, visible à l’horizon depuis une cinquantaine de kilomètres au moins.
- Le football se développe peu à peu à Gibraltar. / Photo Romain Molina
Le tiers-monde avant la frontière
Pour éviter l’interminable attente à la douane, il faut se garer dans un parking souterrain de La Línea de la Concepción, ville frontalière de Gibraltar. On est encore en Espagne mais « c’est le tiers-monde », souffle Arthur, l’un des trois Français évoluant dans le championnat gibraltarien en début de saison avant de migrer à Malte avec ses compères de Betclic pour qui il travaille. « A Línea, il y a plus de 60% de chômage et près de 80% chez les jeunes. C’est une misère », poursuit le trio. Du plâtre gît au sol des immeubles, les façades sont décrépies. Quelques habitants zonent, désœuvrés. Clément Loubière, l’un des Frenchies, ajoute : « C’est aussi triste à San Roque et Algésiras, qui a en plus pas mal de trafic. Et dire que ces trois villes ont des clubs en D3 espagnole ! Pour aller voir jouer la Línea (ndlr, le club s’appelle Linense), c’est 18 euros et ils font du monde quand même. Je me suis déjà entraîné avec San Roque et ça joue, vraiment. Leur niveau est supérieur à Lincoln, le champion de Gibraltar. » Pour stimuler l’économie locale, le maire de La Línea proposait il y a quelques mois à la fédération gibraltarienne de jouer ses matchs à domicile à l’Estadio Municipal, enceinte de près de 20 000 places, au lieu de devoir crapahuter jusqu’au Portugal, à Faro, dans l’anonymat le plus complet. Hélas, les politiciens espagnols ne voudront jamais d’un tel compromis puisque la fédération a refusé de prêter n’importe quel stade à Gibraltar, les obligeant à se délocaliser.
« Ils ont tout fait pour que nous ne soyons jamais acceptés comme membre de l’UEFA », nous glisse un membre de la fédération locale1. Moralité, en réponse à cette discorde, les Gibraltariens sont d’humeur taquine dès qu’il s’agit d’évoquer la Roja. « J’étais au bureau ce soir-là », raconte Arthur. « Quand ils ont été éliminés du Mondial, ils ont fait péter un feu d’artifice énorme, on ne s’entendait pas ! Ils sont allés à la frontière avec des drapeaux de Gibraltar et l’hymne national. Quand l’Angleterre a été éliminée, les Espagnols sont aussi venus à la frontière avec les drapeaux pour chambrer. Ça reste bon enfant. »
- La piste de l’aéroport de Gibraltar. / Photo Romain Molina
La piste d’atterrissage jouxte le stade
Après un rapide contrôle d’identité à la douane, force est de constater que le rocher a de l’allure. L’avenue Winston Churchill amène jusqu’à l’aéroport et cette fameuse piste d’atterrissage longue de même pas deux kilomètres, considérée comme l’une des cinq plus dangereuses au monde. « Parfois, un avion se pose alors qu’il y a un match », rigolent les Français, sachant que le Victoria Stadium, la seule arène nationale, jouxte la piste ! Trois ou quatre avions passent quotidiennement, au maximum. Vu que tout le monde peut déambuler librement ici, des voitures, barrières et sirènes retentissent lorsqu’un atterrissage ou décollage est imminent, créant un joli tohu-bohu. Néanmoins, Gibraltar est plutôt bien organisé, à tous les niveaux, même politiquement. Grâce aux traités d’Utrecht de 1713, cette enclave est britannique, au plus grand dam des voisins ibères et à la joie des entreprises vu la fiscalité. Un cocktail de capitalisme, de détente, de cabines téléphoniques rouges à l’anglaise et des célèbres singes peuplant le rocher. « Attention si tu as de la nourriture, ils sont super malins », sourit Julien Carment, le dernier de la bande. « Ils en importent du Maroc d’ailleurs et on les voit de temps en temps en ville se promener. » Histoire d’amuser les touristes et de perpétuer la légende : « Tant que des singes vivront ici, le rocher restera anglais. »
- Un match à Gibraltar. / Photo Romain Molina
L’argent arrive dans le football gibraltarien
Avec environ 30 000 habitants, Gibraltar est le plus petit membre de l’UEFA. Le dernier aussi puisque le Tribunal Arbitral du Sport a finalement donné raison au ‘‘ Rock’ ’ pour son intégration2. Depuis l’été dernier, les clubs peuvent donc participer aux compétitions européennes tandis que la sélection dispute les qualifications à l’Euro 2016. Une juste récompense pour cette enclave dominée par Lincoln Red Imps, lauréat du championnat depuis… treize ans ! « C’est plutôt bien organisé », confirment les Français, qui découvrent un niveau en hausse et des équipes internationalisées. « Depuis que Gibraltar est devenu membre de l’UEFA, ce sont les Espagnols qui veulent venir ici et non plus les Gibraltariens qui aimeraient aller en Espagne ! » La perspective de disputer la Coupe d’Europe est alléchante, comme l’argent qui fait son apparition. « Honnêtement, tu dois avoir quatre ou cinq clubs qui payent », avancent nos interlocuteurs. « Mais il n’y a pas de pro3. Les meilleurs des meilleurs clubs peuvent toucher 800 ou 1 000 euros. Ils ont des boulots tranquilles à côté ou disposent d’horaires aménagés. Après, on ne sait pas trop ce qui se passe. Tu as plein d’Espagnols, des Marocains, des Sud-Américains. Il y a de plus en plus d’étrangers et le niveau s’en ressent. »
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[Découvrez l’intégralité de cet article dans le deuxième numéro de Barré]
- La double-page d’introduction de la version papier de l’article sur le football à Gibraltar. A lire dans le Barré n°2 ! / Barré mag
