L’honneur albanais : oeil pour oeil, dent pour dent et sang pour sang

Dette de sang

L’honneur albanais : oeil pour oeil, dent pour dent et sang pour sang

Originaires du nord de l’Albanie, des centaines de personnes prennent la fuite chaque année pour échapper à de cruelles coutumes rurales qui se perpétuent à travers les siècles. Dans le triangle formé par Shkodër, Kukës et Barjam Curri, zone montagneuse et reculée du pays, la justice ne peut rien : c’est la vengeance qui commande.

mardi 2 février 2016 (Cerise Rochet)

/ Illustration Rokessane.

Eau turquoise, nature sauvage, ports de plaisance et parfois sable fin… Sur les rives de la mer Adriatique, ce petit pays des Balkans abrite des paysages au format carte postale, encore immaculés de traces touristiques. L’Albanie, frontalière du Monténégro, du Kosovo, de la Macédoine et de la Grèce, recense aujourd’hui un peu moins de trois millions d’habitants. Candidate à une entrée dans l’Union Européenne, elle compte parmi les « émergents d’Europe » où subsistent des séquelles de l’ère soviétique.

Au centre du pays, la capitale, Tirana, principal pôle industriel et culturel du territoire, mise depuis quelques années sur le développement d’une économie du tourisme… N’emportant jusqu’ici que peu de succès. Et puis, plus au nord, une région montagneuse. Eloignée, hostile, voire presque impénétrable pour qui n’y est pas né. Des rites impitoyables, partagés avec le Kosovo frontalier, y font aujourd’hui encore couler le sang.

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/ Illustration Rokessane / Illustration Rokessane

Dans ces montagnes du nord, s’applique la loi de la Gjakmarrja, -comprendre « reprise du sang » ou plus communément « vendetta ». Ici, un sang vaut un sang, et qui en prend un, doit en rendre un. Lorsque quelqu’un tue, volontairement ou non, la famille du défunt doit tuer à son tour un membre de la famille du meurtrier. Bien que strictement encadrée par des règles, la vengeance n’a pas de limite dans le temps, et peut ainsi se perpétuer indéfiniment. Elle est dictée par l’obscur code coutumier du Kanun, qui, en douze sections, de l’Eglise à la famille en passant par la maison, le bétail, l’honneur ou le travail, régente la vie sociale avant même les lois de la République, témoignant du même coup de l’impuissance certaine des autorités politiques du pays.

« La perte de l’honneur vaut celle d’une vie et celui qui ne se venge pas d’un sang subit des humiliations lui rendant une existence dépourvue de toute valeur ». Le Kanun est intraitable. La Gjakmarrja ne se raisonne pas, elle s’impose d’elle-même. C’est une question d’honneur. Pour se venger, la famille de la victime doit se mettre d’accord sur la personne à sacrifier sans l’en avertir. Plus noble est cette personne, plus la famille retrouve sa fierté. Qu’importe son innocence, sa bonté ou sa valeur humaine. Si elle est choisie, elle doit mourir, quand bien même elle ne serait qu’un parent éloigné du coupable, quand bien même elle ne serait pas impliquée dans le premier meurtre, quand bien même elle aurait tenté de l’empêcher.

« Beaucoup vont à Tirana mais ce n’est pas assez loin. On finit souvent par les retrouver, et les tuer… Même à l’étranger. »

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/ Illustration Rokessane / Illustration Rokessane

Selon le Kanun, la vendetta ne peut s’appliquer contre les enfants de moins de 15 ans - bien que de plus jeunes hommes périssent régulièrement -, les femmes, qui ne sont pas dignes de vengeance, les personnes très âgées, les malades mentaux ou les personnes se trouvant à proximité d’un lieu de culte ou dans leur foyer. Tous les autres peuvent être visés… Et sont de facto condamnés à se cacher ou à fuir pour échapper à la sentence. Certains, dans les montagnes du nord, vivent retranchés chez eux depuis plusieurs années. Ils construisent des remparts, murent leurs fenêtres, ne sortent jamais et n’ont plus qu’un vague souvenir de ce qu’est la lumière du jour. Selon le groupe albanais pour les droits de l’Homme, 700 familles vivaient cachées sous le coup d’une vendetta en 2004. Aujourd’hui, près de 600 enfants albanais n’iraient pas à l’école pour se protéger et protéger leur famille. Si les chiffres tendent à se réduire, ils sont encore aujourd’hui très élevés.

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/ Illustration GuiMia / Illustration GuiMia
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En témoigne d’ailleurs le nombre important de migrants albanais qui demandent chaque année l’asile en France, au Royaume-Uni, ainsi qu’en Grèce afin d’échapper à une vengeance, et ce, malgré le placement en 2013 de l’Albanie sur la liste des pays sûrs par l’ONU. La fuite devient en effet la seule solution pour échapper à la vendetta si l’on souhaite poursuivre une vie normale.

Cet exode, Fatos l’a connu il y a trois ans accompagné de son jumeau, Rahman. A 17 ans, les deux frères, nés dans les montagnes albanaises, n’avaient pas d’autre choix. Dans leur famille, c’est leur oncle qui a « pris un sang », par accident. Le danger devenu réel, Fatos et Rahman, encouragés par leur famille, ont pris la décision de quitter leurs proches, leur ville, leurs projets, leur vie. A peine majeurs, ils ont traversé une partie de l’Europe pour regagner la France et se mettre en sécurité : « Certains fuient mais restent en Albanie. Beaucoup vont à Tirana mais ce n’est pas assez loin. On finit souvent par les retrouver, et les tuer… Même à l’étranger, ceux qui sont partis ne sont jamais tout à fait en sécurité », explique Fatos.
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La double-page d’introduction de la version papier de l’article sur la vendetta en Albanie. A lire dans le Barré n°3 ! / Barré mag
Cerise Rochet
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Dans ces montagnes du nord, s’applique la loi de la Gjakmarrja - comprendre « reprise du sang » ou plus communément « vendetta » -