https://www.traditionrolex.com/42
Venise n’est pas encore sortie de l’auberge - Barré

Venise n’est pas encore sortie de l’auberge

Logement & gentrification

Venise n’est pas encore sortie de l’auberge

Voyage au cœur de la résistance vénitienne qui s’oppose à la disparition de la vie civique et résidentielle du centre-ville, touchée par des problèmes de toutes sortes : hautes eaux, grands navires, tourisme, humidité, loyers hors de prix et manque de travail. La vie n’est pas un long fleuve tranquille pour les résidents vénitiens, mais plutôt un océan en pleine tempête. Alors, face au silence des institutions, coupables de trop favoriser les grands investisseurs, les Vénitiens s’organisent et réinvestissent les logements sociaux. Comment ? En défonçant la porte !

dimanche 10 septembre 2017 (Samuel Bregolin)

/ Illustration Stefania Arcieri

En 1422, à son apogée, la Sérénissime comptait 199 000 habitants. À la chute de la république en 1797, il ne restait que 141 000 résidents, chiffre qui reste plus ou moins stable jusqu’en 1960 (145 000 habitants exactement). Ensuite, c’est la chute libre : 111 550 en 1970, 95 222 en 1980, 78 165 en 1990, 66 386 en 2000. Aujourd’hui, Venise est passée en-dessous de la barre des 55 000 habitants, un chiffre symbolique qui éveille la résistance et la révolte des derniers résidents. La pharmacie historique Morelli, située au Campo San Bortolo, a installé dans sa vitrine un compte à rebours électronique des habitants du centre-ville. Chaque jour, la moyenne est de trois Vénitiens qui abandonnent la lagune pour aller s’installer en terre ferme. La ville s’est progressivement dépeuplée et à ce rythme, elle deviendra bientôt une ville fantôme. On assiste à la fermeture des commerces de proximité : les bouchers, les boulangers, les cordonniers mettent la clé sous la porte. Dans les quartiers populaires, on voit de moins en moins de gens qui se promènent ou d’enfants qui jouent au ballon. Les volets fermés augmentent sans cesse. Et pourtant, ce n’est pas l’espace qui manque.

JPEG - 772.8 ko
/ Illustration Stefania Arcieri

Face à la crise du logement les Vénitiens font bon ménage

À Venise, je suis hébergé par Gaia et Marco, deux jeunes chômeurs qui vivent dans une maison occupée, au troisième étage d’un bâtiment dans le quartier de Cannaregio, à quelques centaines de mètres du « ghetto » touristique. La maison a été occupée pour la première fois en 2002, à l’initiative du collectif ASC (Assemblea Sociale per la Casa, Assemblée Sociale pour la Maison), un des groupes les plus actifs sur la question de la résidence. Depuis ce temps, elle a été habitée par plusieurs locataires. Gaia y est entrée en 2007, Marco il y a un an seulement. La maison est officiellement tenue par l’ATER : l’institution italienne qui s’occupe de la gestion des logements sociaux et de leur distribution aux ayants droit. Mais comment fait-on pour occuper une maison ? C’est assez simple : on demande à un voisin d’ouvrir la porte du bâtiment, on monte les escaliers, on défonce la porte de l’appartement vide, on s’y installe à plusieurs, on résiste au premier assaut de la police et ensuite on attend que le facteur livre l’avis d’expulsion tous les six mois. « La seule chose qui semble leur tenir à cœur est de faire respecter la légalité, surtout quand on approche des élections municipales, m’explique Gaia avec ironie. Pendant la campagne électorale les avis d’expulsion nous arrivent tous les mois, après cela ils nous oublient à nouveau. D’ailleurs, nous payons les factures et dernièrement nous avons rénové à nos frais le système électrique de la maison. Si ce n’était pas fait par les occupants, plusieurs maisons seraient désormais inhabitables. »

En ville, cette situation n’est pas une exception, m’explique Gaia alors que nous nous installons dans la cuisine et que la cafetière à l’italienne commence à siffler : « Dans l’appartement d’en face, vivait une personne âgée. Celle-ci a gardé pendant des années les bâches en plastique qui recouvraient les meubles et le canapé. La maison avait besoin d’une importante rénovation, mais l’ATER n’a jamais entrepris les travaux. Finalement, en 2007, M. D’Ambrosio est mort et l’appartement est resté vide. Personne n’a jamais repassé le seuil. » Dans la ville aux loyers les plus chers d’Europe, où trouver un lit pour la semaine du carnaval est impossible sans sortir le chéquier, il y a donc des résidences inhabitées depuis près d’une décennie. « Dans le bâtiment en face, il y a deux appartements vides. Seulement dans notre rue, il doit y en avoir au moins une douzaine. Parfois, les gens épuisés par des emplois précaires et des loyers exorbitants occupent les appartements. Faire un compte rendu exact de la situation est difficile : il y a plusieurs associations, toutes informelles, qui aident les Vénitiens dans l’occupation des appartements. Et souvent les familles préfèrent rester discrètes et garder le silence sur leur situation. L’ASC gère près de cinquante appartements, mais les seuls qui peuvent avoir une vision globale sont l’ATER et la police locale, et ils ne diffusent pas les données au public. »
Les personnes âgées meurent seules et les jeunes migrent vers le continent. C’est la tendance irréversible des dernières décennies. Les hivers sont froids à Venise. L’humidité pénètre dans les murs, sous les draps, les vêtements moisissent dans les placards. Les loyers moyens sont plus élevés que le salaire minimum. Les vaporettos sont constamment combles de touristes et il est désormais impossible de trouver un restaurant avec des prix « normaux ». Plus qu’une vie, celle des Vénitiens est une routine de résistance et de combat.

Avec Gaia comme guide, je suis les activités de l’ASC. Ils distribuent des flyers pour annoncer la réunion qui aura lieu la semaine prochaine, sur le thème de l’habitat. Plusieurs associations citoyennes, de différentes couleurs politiques, ont décidé de participer pour trouver une solution commune. Venise comptera bientôt moins de 50 000 habitants, ce n’est plus le temps des débats et des diatribes politiques : face à l’avancée de la ville-musée, il faut lutter tous ensemble. À côté du flot ininterrompu de touristes allant vers la Piazza San Marco, se forme un noyau d’insurgés vénitiens. Une dame à la retraite s’éveille : « L’ATER voudrait me faire déménager vers une maison beaucoup plus petite. Un studio tellement minuscule qu’il me paraît être une niche funéraire. Mais le loyer, quant à lui, ne changera pas. Cela, bien évidemment, sans aucun remboursement pour tous les travaux d’aménagement que j’ai payés avec mes économies. » Un jeune travailleur participe aussi à la discussion : « Avec un salaire de 1200 euros ce n’est pas facile de joindre les deux bouts à la fin du mois, grogne-t’il. Depuis que mon fils est né, ma femme et moi avons dû choisir entre déménager ailleurs ou occuper une maison au Lido. Je suis né dans cette ville et je prétends que le futur de mon fils est ici. » Sur ce point bien précis, tous les résidents semblent être d’accord. Ce qui fait défaut est la volonté politique de faire changer les choses. L’intérêt des institutions est davantage tourné vers les gains engendrés par l’industrie du tourisme.

JPEG - 171.2 ko
Les rues touristiques sont bondées... / Photo Samuel Bregolin
JPEG - 185.4 ko
... alors qu’à quelques mètres Venise ressemble à une ville fantome. / Photo Samuel Bregolin

Les Casettes ont une âme subversive

Les Casettes, c’est le surnom d’un quartier populaire historique sur l’île de la Giudecca. Quand je descends du vaporetto, je retrouve Pasquale, un jeune immigré sicilien, en quête de travail depuis quelques années à Venise. « La Giudecca est l’île où l’industrie lourde vénitienne a vu le jour au début du siècle dernier », raconte-t-il, alors que je perds tout repère dans le dédale des ruelles étroites. La première délocalisation ici a été vers Porto Marghera, mais la Giudecca est avant tout un quartier ouvrier. Les Casettes s’appellent ainsi, car ce sont de très petites maisons, d’une ou deux pièces au plus. Elles ont été conçues pour les ouvriers de la Giudecca, construites pendant le fascisme, qui a interrompu les travaux lors de la Seconde Guerre mondiale. Ce fut la première occupation illégale du quartier, faite par les pauvres et les réfugiés vénitiens qui, lors de cette période tragique, se retrouvaient sans abri. La maison où vit Pasquale était dans un pire état quand il a défoncé la porte : « Cet appartement a été inhabité pendant plus de dix ans et la mousse avait recouvert les meubles, le lit et les murs. J’ai tout gratté avec une spatule. Le jardin à l’extérieur était couvert d’un bosquet d’arbrisseaux. Lorsque les ouvriers de l’ATER ont fermé la maison, ils ne se sont même pas donné la peine de fermer le gaz qui est resté ouvert toutes ces années. Il aurait suffi d’une petite fuite pour tout faire sauter. » Pasquale m’amène saluer quelques-unes des familles qui vivent dans des maisons occupées. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, ce ne sont pas que de jeunes étudiants ou des hippies qui percent les entrées des baraques, mais surtout des travailleurs de tout âge ou des familles avec des enfants. C’est le cas de Marika, Marco et la petite Caterina, leur fille de 12 ans. Ils travaillent tous les deux au marché aux poissons du centre-ville. Avec ce qu’ils gagnent, ils n’ont pas les moyens de se payer un loyer en centre-ville. Mais avec deux salaires dans le foyer, ils dépassent les critères d’attribution des logements sociaux de l’ATER. « Ils sont le bon exemple de la classe moyenne appauvrie par la crise économique, conclut Pasquale. Selon les statistiques et pour les administrations, c’est une famille aisée, mais en réalité dans une ville comme Venise, ils luttent pour survivre. »

JPEG - 206.6 ko
Outre le logement, les Vénitiens ont un autre combat : la lutte contre l’entrée dans la lagune des grands navires. / Photo Samuel Bregolin

Au fil des ans, les Casettes sont aussi devenues la scène de quelques légendes urbaines, comme celle du gentleman cambrioleur, Vicenzo Pipino, le Vénitien connu pour « voler aux riches et donner aux pauvres ». Il vit aujourd’hui encore dans une maison populaire des Casettes. Pipino a plusieurs fois payé pour ses crimes, mais n’a jamais trahi ses idéaux : « Voler aux riches n’est pas un crime. Avec tout le butin que j’ai eu dans mes mains, j’aurais pu être un millionnaire. Mais je vis ici dans un immeuble partagé, a-t-il déclaré récemment à un journal local. Escalader les édifices a toujours été ma spécialité. Je me souviens d’une fois où une dame âgée, qui exhibait une fourrure exorbitante, cria dédaigneusement à un SDF qui faisait la manche d’aller se chercher un travail plutôt que de demander l’aumône. Je l’ai suivie. J’ai repéré sa maison et, pendant un mois, j’ai pris note de ses habitudes. Enfin, quand j’ai été prêt, j’ai vidé son appartement. »

RESTE À DÉCOUVRIR 60% DE L’ARTICLE [Découvrez l’intégralité de cet article dans le numéro 6 de Barré]

Samuel Bregolin
tweet this article
Venise est passée en-dessous de la barre des 55 000 habitants, un chiffre symbolique qui éveille la résistance.
Les loyers moyens sont plus élevés que le salaire minimum. Plus qu'une vie, celle des Vénitiens est une routine de résistance et de combat.
À Venise, au problème du logement s'ajoute celui du travail : l'offre est précaire et presque toujours provisoire.

https://www.traditionrolex.com/42
https://www.traditionrolex.com/42