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« Mes films s’intéressent à ce qui pourrait advenir d’autre » - Barré

« Mes films s’intéressent à ce qui pourrait advenir d’autre »

Entretien avec le réalisateur Pierre Carles

« Mes films s’intéressent à ce qui pourrait advenir d’autre »

Réalisateur de documentaires, Pierre Carles fabrique depuis plus de quinze ans des longs-métrages destinés au cinéma mais invisibles à la télévision. Ses films, à la fois drôles et cinglants, donnent une large place aux pensées dissidentes et minoritaires critiquant le système néo-libéral. Il revient dans les salles de cinéma avec le premier volet d’une série documentaire autour des régimes progressistes d’Amérique latine, Opération Correa - Episode 1 : les ânes ont soif. Il nous a accordé un long entretien lors de sa venue en région parisienne à l’occasion d’une série de projections-débats de son dernier film.

vendredi 12 juin 2015 (Par Pascal Benvenuti)

Comment est venue l’idée de réaliser un film sur le silence des médias français lors de la présence du président équatorien Rafael Correa en France en novembre 2013 ?
Le thème de la censure médiatique traverse pas mal de mes réalisations, Pas vu pas pris (1998), Enfin pris (2002), Fin de concession (2010) ou encore Hollande, DSK, etc. (2012). Mais là, il s’agit de la censure d’une action gouvernementale non orthodoxe, celle du président équatorien Rafael Correa, qui mène une politique très volontariste, de non-austérité et d’extension du périmètre de l’État, notamment social, soit une politique que l’on pourrait qualifier de « progressiste » car profitant à la grande majorité de la population.
Les grands médias français, qui se disent pluralistes, opèrent des censures à l’égard de ces expériences de gouvernements progressistes d’Amérique latine. Soit ils les dénigrent – c’est ce qu’ils ont fait avec Hugo Chavez puis Nicolas Maduro au Venezuela –, soit ils les ignorent – ce qu’ils font avec l’Équateur de Rafael Correa, la Bolivie d’Evo Morales ou l’Argentine de Nestor puis Cristina Kirchner. Leur « travail », pour ainsi dire, consiste à faire passer l’idée que, malgré les dysfonctionnements du système de domination actuel, le capitalisme d’inspiration néo-libérale reste le seul système d’organisation de la société viable et souhaitable. Ils essaient de nous mettre dans le crâne qu’il n’y a pas d’alternative. Or, dans mes films, nous nous intéressons aussi à ce qui pourrait advenir d’autre, à des « utopies ».
C’est ainsi que nous en sommes venus à nous intéresser aux gouvernements progressistes d’Amérique latine et à la manière dont nos grands médias en rendent compte. Nous devions initialement parler du Venezuela de Chavez dans Fin de concession (2010), mais ça n’a pas trouvé sa place dans le montage final. On avait d’ailleurs interviewé à trois reprises Robert Ménard, qui présidait à l’époque Reporters sans frontières et qui était l’un des principaux agents de désinformation sur le Venezuela d’Hugo Chavez. Il cherchait à faire passer Chavez pour un dictateur, invoquant d’importantes atteintes à la liberté d’expression. En réalité, le gouvernement et la nouvelle constitution régulaient les médias privés, ne leur donnaient plus la possibilité de faire tout et n’importe quoi. La concession d’une des principales chaînes privées qui avait trempé dans un coup d’État contre Chavez n’avait pas été renouvelée, ce qui nous semblait être plutôt une bonne chose. Bref, nous nous intéressons depuis longtemps à ces questions et, par ailleurs, je connais bien l’Amérique latine pour y avoir vécu.
L’assourdissant silence autour de la venue de Rafael Correa en France en novembre 2013 illustrait une fois de plus la censure ou le non-pluralisme à l’œuvre en France. Correa avait toutes les qualités pour être invité dans les grands médias audiovisuels : il est francophone, à l’aise à l’antenne et chef d’État d’un pays qui, selon les critères traditionnellement mis en avant par les économistes orthodoxes, affiche des résultats économiques exceptionnels, supérieurs même à l’Allemagne.

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Pierre Carles. / Dessin d'Axl.

Le taux de chômage y est de 4,1 %, ce qui est extrêmement bas…
Les États-Unis d’Amérique ont aussi un taux de chômage bas et une forte croissance, mais ils ne pratiquent pas une politique de redistribution sociale. Résultat : les inégalités sociales se creusent. Ce n’est pas le cas en Équateur : l’écart entre les 10 % des plus riches et les 10 % des plus pauvres à diminué de presque la moitié en 8 ans. Et la dette publique, celle qui justifie en Europe les politiques d’austérité et de coupes budgétaires, notamment dans le domaine des services publics, représente moins de 30 % du PIB.
Dès son arrivé au pouvoir, Correa a imposé une renégociation de la dette publique aux créanciers, notamment le FMI. Il a refusé d’en rembourser une partie, l’estimant illégitime, car considérant qu’elle n’avait pas servi à l’intérêt général ou que des emprunts avaient été souscrits dans des conditions douteuses voire illégales. Voilà encore une question qui aurait pu être débattue dans nos grands médias français : faut-il refuser de payer une partie de la dette publique ? Ni les chaînes publiques, Arte ou les émissions qui se prétendent à part comme celle de Frédéric Taddeï ne l’ont fait alors que Rafael Correa aurait pu nous apprendre des choses à ce sujet. Il était particulièrement bien placé pour en parler, et ce bien avant que le gouvernement d’Alexis Tsipras ne cherche à renégocier une partie de la dette publique grecque.
En France, si les électeurs étaient informés du fait que d’autres politiques sont possibles, peut-être voteraient-ils différemment et ne se tourneraient-ils pas vers la fausse gauche, vers la droite classique ou vers l’extrême droite. En Équateur, depuis 2008, le gouvernement de Correa a augmenté les budgets publics de manière spectaculaire. Il a investi fortement dans l’éducation, la santé, le logement, les routes, l’énergie… C’est aussi un gouvernement qui a adopté des mesures protectionnistes – ce qui paraît impensable ici – en surtaxant certains produits importés afin de défendre l’industrie nationale, de protéger la production locale et d’endiguer la fuite des devises.
En France, pas question dans les grands médias d’évoquer la nécessité de la mise en place de nouvelles barrières douanières pour éviter que certains produits n’arrivent sur notre sol en ayant fait l’objet de dumping social et écologique. On ne discute pas non plus de la possibilité de nationaliser les autoroutes par exemple. Un débat sur le sujet aurait pourtant été légitime, sachant les profits faramineux que réalisent les compagnies d’autoroutes.
En Équateur, pendant les jours fériés, les péages sont gratuits. C’est le gouvernement qui l’a décidé. Les médias français, eux, ont décidé que ça n’était pas sérieux de débattre de cela, de la possibilité de collectiviser ou de renationaliser des pans entiers de l’économie. Si certains se faisaient encore des illusions sur le fait que nos grands médias audiovisuels étaient pluralistes, on voit dans Les ânes ont soif, le premier épisode d’Opération Correa, qu’il n’en est rien.

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Casa del arbol. / Illustration Axl.

Le film montre que Le Monde diplomatique est occulté par les médias hexagonaux alors qu’il est le journal français ayant la plus forte diffusion à l’étranger…
L’enquête était au départ une commande du Monde Diplomatique sur l’absence de citations de ce journal dans les différentes revues de presse radiophoniques alors que c’est en effet le journal français le plus connu à l’étranger grâce à ses nombreuses éditions internationales dans différentes langues. Simplement, le point de vue du Monde Diplomatique est trop à gauche pour nos grands médias. C’est la raison pour laquelle ils ne le citent pas.
Lorsqu’en juillet 2013, répondant à une demande des États-Unis, l’avion du président bolivien Evo Morales, revenant de Russie, a été bloqué par les autorités européennes pour vérifier qu’il ne s’y trouvait pas le lanceur d’alerte Edward Snowden, seul Le Monde diplomatique a donné la parole à Evo Morales pour expliquer l’illégalité de l’opération et pourquoi il estimait avoir été « séquestré »1.
En France et en Europe, les grands médias évoquèrent à peine cette affaire, alors que cette violation des règles diplomatiques les plus élémentaires a scandalisé les peuples d’Amérique latine. Quand bien même Snowden, qui n’a rien fait de mal, au contraire, aurait été présent dans cet avion, on ne voit pas pourquoi des gouvernements d’États souverains obéiraient aux injonctions des USA leur demandant de bloquer un avion présidentiel ayant le statut d’ambassade, donc protégé par les règles d’extra-territorialité. Quel scandale que les États-Unis d’Amérique demandent d’arrêter l’avion du président bolivien et que la France, l’Espagne, l’Italie, le Portugal obéissent comme des larbins ! C’est incroyable que cela n’ait pas fait la une des médias français, que TF1, France 2, Europe 1, France Inter et compagnie n’aient pas ouvert leur journaux avec cette information, comme l’a fait Le Monde diplomatique.
Et pourquoi n’ont-ils pas parlé de cette affaire ?
Ils sont foncièrement anticommunistes. Tout ce qui pourrait avoir un lien de près ou de loin avec une politique inspirée par des idéaux communistes est dénigré ou occulté, l’action de la guérilla des Farc comme les politiques mises en œuvre par Chavez, Morales ou Correa, qu’ils considèrent comme trop proches du socialisme cubain.
Autre explication : certains de ces responsables de l’information formés dans des « grandes écoles » élitistes comme Sciences Po n’imaginent pas que d’anciens colonisés, que des dirigeants de pays du « tiers-monde » aient des leçons à nous donner. Le silence autour du discours de Correa à la Sorbonne sert de révélateur à cet ethnocentrisme, à ce complexe de supériorité intellectuel de nos élites médiatiques. Bien sûr, il existe quelques médias indépendants qui informent sur ce qui se passe d’original et d’intéressant aujourd’hui en Amérique latine, mais ce n’est pas facile de se procurer ces informations. Les gouvernements de Correa, de Kirchner, de Maduro, de Morales, ne sont pas parfaits, ont aussi des défauts ou des limites dont il faut parler. Mais avant de les critiquer, il faudrait commencer par raconter ce qu’il s’y passe de positif.

Est-ce que vous avez utilisé une fois de plus des stratagèmes pour approcher les journalistes, comme vous faire passer pour une équipe de tournage belge ?
Si on demande à ces responsables de l’information de s’expliquer sur leur silence assourdissant à l’égard des expériences progressistes d’Amérique latine, on peut être sûr qu’ils ne nous accorderont pas d’entretien. Il faut donc ruser avec eux. On l’avait fait dans les précédents films, on a continué ici.
... Reste à découvrir 70% de cet entretien avec Pierre Carles.
[Découvrez l’intégralité de cet article dans le deuxième numéro de Barré]

Par Pascal Benvenuti
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"Ils essaient de nous mettre dans le crâne qu’il n’y a pas d’alternative."
  • Perre Carles.

    Perre Carles.

    photos : CP-Productions
"Les gouvernements de Correa, de Kirchner, de Maduro, de Morales, ne sont pas parfaits, ont aussi des défauts ou des limites dont il faut parler. Mais avant de les critiquer, il faudrait commencer par raconter ce qu’il s’y passe de positif."

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