Franck Lepage : « Les conférences gesticulées, une psychothérapie politique »

Culture & Politique

Franck Lepage : « Les conférences gesticulées, une psychothérapie politique »

Après des années à côtoyer les ministères, jusqu’à devenir directeur des programmes de la Fédération Française des Maisons de Jeunes et de la Culture, Franck Lepage a tout lâché, dégoûté par le mensonge et la langue de bois. Né en 1954, celui qui se définit comme un "militant politique" fait partie des cofondateurs de la SCOP Le Pavé. Il est le créateur des conférences gesticulées, à mi-chemin entre le théâtre et la conférence, qui ont connu un succès croissant ces dernières années et sont à l’origine d’un mouvement en pleine expansion. Entretien avec cet ardent défenseur de l’éducation populaire.

vendredi 30 juin 2017 (Propos recueillis par Jean-Philippe Peyrache)

Dans un premier temps, pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

J’ai connu un parcours dans l’animation, à partir d’une forte envie de pédagogie anti-autoritaire. L’animation dans les années 1970, lorsqu’elle arrive en France, est un renversement de l’éducation autoritaire classique. L’animateur socio-culturel est un révolutionnaire à cette époque, il est là pour faire exploser toutes les structures traditionnelles de la société ! Il faut se replacer dans le contexte de l’après 68 : une puissante réflexion sur la pédagogie prend forme, avec une remise en cause de l’école de la bourgeoisie par les livres d’Ivan Ilic, les mouvements alternatifs, les écoles parallèles… C’est une époque passionnante, parce que foisonnante.
Je me retrouve donc là-dedans, à la fac de Vincennes. Puis je travaille dans l’animation, dans les MJC [1], à contrecarrer une dérive de l’animation qui se dépolitise dans les années 1980 avec l’arrivée des socialistes et le mensonge de la crise. Toutes ces innovations pour une école qui vise à façonner des citoyens épanouis et critiques se referment. La seule obsession devient l’emploi. On en arrive aujourd’hui à une quasi-privatisation de l’Éducation Nationale dans le cadre de l’OCDE [2] et de l’Union Européenne, où le seul but assigné à l’école est la compétitivité des économies. Je me consacre donc à la repolitisation d’un champ qui n’aurait jamais dû se dépolitiser : c’est ce que l’on appelle l’éducation populaire.

Est-il possible de définir ce que vous entendez derrière le terme « éducation populaire » ?

Il n’existe pas de définition de l’éducation populaire, et c’est tant mieux. C’est ce qui la rend vivante et qui fait qu’elle peut renaître constamment. Il y a donc un profond désaccord entre les gens qui se réclament de l’éducation populaire –La Ligue de l’Enseignement, La Fédération des Familles de France, Le Mouvement Rural de Jeunesse Chrétienne, nous [Le Pavé, SCOP d’éducation populaire dont Franck Lepage est cofondateur, ndlr]…– sur ce qu’est l’éducation populaire, c’est ce qui est marrant. ATTAC [3] s’est même définie comme "association d’éducation populaire tournée vers l’action". Mais si ATTAC fait de l’éducation populaire, que fait la MJC qui propose du yoga, de l’aérobic et des abdo-fessiers ?
Des personnes ayant fait des thèses sur l’éducation populaire ont déclaré que ce n’était pas un concept. En fait, c’est une formule. Tu ne peux pas la définir, mais tu peux t’abriter dessous. Il ne faut cependant pas faire de confusions : certaines personnes entendent par éducation populaire "éducation du peuple", mais ça c’est l’Éducation Nationale ! L’éducation populaire n’est pas l’éducation du peuple, mais une éducation dont la forme est populaire. C’est une éducation alternative, critique. Pour nous, clairement, il s’agit donc d’une éducation politique.
L’arrivée des socialistes au pouvoir dans les années 1980 a éteint le contre-pouvoir que constituaient des structures telles que les MJC. À ce moment, l’éducation populaire est quasi-morte en tant que moment d’émancipation collective. La politique de la ville, le développement local ont fait s’effondrer ces équipements qui se sont peu à peu dépolitisés. L’éducation populaire s’est donc dissoute dans l’animation socio-culturelle dépolitisée.
Mais à la fin des années 1990, l’apparition en France des émeutes urbaines, phénomène jusqu’ici réservé aux États-Unis, a fait prendre conscience à un certain nombre de personnes dans l’animation qu’il était urgent de refaire de la politique dans les quartiers. À la suite de la disparition dans ces zones urbaines du Parti Communiste, du Mouvement Rural de la Jeunesse Chrétienne, qui étaient des chrétiens mais avant tout des marxistes, les jeunes se sont retrouvés sans aucune explication quant aux inégalités dont ils étaient victimes. Ils ont fini par trouver des explications politiques dans le discours de Soral ou d’autres. En tout cas, des personnes sont en train de se dire qu’elles pourraient s’abriter à nouveau sous le drapeau de l’éducation populaire pour refaire de la politique.

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Formatage au marché. / Illustration Axl

En 2007, vous fondez la SCOP Le Pavé, racontez-nous.

On entend souvent que Franck Lepage a fondé Le Pavé, ce qui a le don d’agacer les copains. Bien qu’étant cofondateur, je ne suis en effet pas la cheville ouvrière la plus vertueuse. Je pense notamment à Gaël Tanguy, Alexia Morvan et toute cette équipe de gens qui sont des critiques du champ socio-culturel et d’une animation dépolitisée. Les circonstances ont fait que nous nous sommes retrouvés, au début des années 2000, à organiser une recherche-action pendant trois ans en Bretagne, avec une quarantaine de personnes.
La pensée critique n’est pas une condition suffisante pour le changement. Un prof qui lit un bouquin de Bourdieu, le convainquant qu’il fait de la reproduction sociale, ne va pas poser sa démission le lendemain. La seule façon permettant de changer le système est de pouvoir expérimenter dans des conditions protégées dans la durée : c’est de la recherche-action.
Nous avons donc profité de cette expérience pour aller au bout de la déconstruction de ce système et nous nous sommes finalement retrouvés à avoir tellement analysé le mensonge, l’aliénation dans la méthodologie de projet, l’horreur du développement local, que nous ne pouvions plus continuer. Étant en désaccord avec le modèle associatif, nous avons choisi de monter une SCOP, car il s’agit d’une structure subversive du capital. C’est ainsi qu’est né Le Pavé, avec l’objectif de traiter de la question de l’éducation populaire. On nous a traités de gauchistes puérils, infantiles, et on nous a prédit une durée de vie de quelques mois au maximum. Nous avons finalement été submergés de demandes, car les gens n’en peuvent plus de cette langue de bois, de cette aliénation permanente. Avec un discours radical intelligent, même des élus politiques sont prêts à te faire bosser car ils ne savent plus comment faire. En quelques années, Le Pavé a donc connu une explosion et a essaimé partout en France avec la création d’autres SCOP (L’Engrenage, L’Orage, Vent Debout...). Au bout de sept ans, nous avons finalement connu une phase d’épuisement et la structure a éclaté. Mais l’histoire continue…

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Conférence gesticulée. / Illustration Axl

Comment vous est venu le nom Le Pavé ?

C’est compliqué de trouver un nom. Nous avons essayé plein de noms à la con. À un moment, nous voulions mettre des sigles incompréhensibles. Puis, nous avons fait un brainstorming "langue de bois" qui a donné : « Citoyenneté et lien social », « Synergie »… Une journée de délire. Finalement, un pote a lancé « Le Pavé ». Après un silence, ça nous est apparu comme évident. Et ça s’inscrivait dans le contexte politique de l’époque, Sarkozy dénonçant violemment 1968 comme la matrice de tous les maux de la société et le cœur de l’anticapitalisme dangereux.


Y a-t-il des réalisations qui ont marqué l’histoire du Pavé ?

Un des principes de création du Pavé était de se passer de toute subvention, étant donné que nous l’avions définie comme une aliénation – ce qu’elle n’a pas toujours été mais est devenue avec l’importation de la méthodologie de projet depuis les États-Unis. Nous nous privions donc de travailler sur le long terme, puisque nous devions vendre nos interventions, qui n’étaient pas dans les prix habituels du milieu associatif. Au Pavé, nous avons beaucoup expérimenté des méthodes d’animation, visant à produire à nouveau du politique, majoritairement auprès du monde socio-culturel. Finalement, à part un ou deux diagnostics pour lesquels nous étions payés par une collectivité locale pendant six mois, le reste du temps les actions restaient ponctuelles. Ce qui nous a permis de développer tout un tas de méthodes et de redécouvrir l’animation des années 1970. Mais la frustration de ne pouvoir suivre ce que l’on avait déclenché a été une des raisons de l’arrêt du Pavé.
Un élément intéressant qui commence maintenant à faire mouvement, de manière assez surprenante, est l’éclosion des conférences gesticulées. J’avais commencé ça juste avant Le Pavé et comme nous avions posé un principe de non-spécialisation, tous les membres se sont mis à faire des conférences gesticulées. Nous avons commencé à développer cette forme.

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Langue de bois. / Illustration Axl

Comment êtes-vous venu à la conférence gesticulée ?

Après trente mois de chômage, j’étais tout bonnement incapable de retourner prospecter sur le marché du travail. Le chômage m’avait donné le goût du travail libre, je ne me voyais donc pas aller me proposer comme agent territorial d’une communauté de communes. Quand tu as goûté à cette liberté, cette déconstruction, tu fais quoi ? J’en étais venu à penser RSA, après avoir travaillé pendant des années avec des cabinets ministériels. À ce moment, je préférais me cacher plutôt que de rentrer dans ce jeu de merde de tous ces métiers à la con.
Un certain nombre de circonstances ont fait que j’ai proposé une blague à un directeur de théâtre, à qui j’ai dit : « Je monte sur scène, je raconte tout. » Cette expérimentation, qui n’était pas du tout un spectacle, m’a valu une proposition pour participer au festival d’Avignon. C’était juste un gag ! Un gag qui a mal tourné puisque à chaque fois des gens me demandaient de venir le présenter. Finalement, ça ne s’est plus jamais arrêté. À la création du Pavé, cela faisait déjà deux ans que je trimballais ça de ville en ville. Les premières années, nous avons développé des formations à la création de conférences gesticulées. Nous n’étions absolument pas sûrs que des personnes seraient intéressées et nous nous sommes retrouvés à crouler sous les demandes. Durant la première année, nous avons accompagné la création de 23 conférences gesticulées. Nous avons réalisé que, par hasard, nous avions trouvé une forme de prise de parole politique qui remplit un espace vide : ce n’est ni du théâtre, ni du stand-up, ni de la conférence, et c’est très contagieux ! Des gens, en en voyant une, ne se posent absolument pas de question et veulent prendre la parole. Cet objet-là est, à mon avis, à la naissance d’un mouvement.
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[Découvrez l’intégralité de cet article dans le numéro 6 de Barré]


[1Les Maisons des Jeunes et de la Culture sont des structures associatives, rattachées au Ministère de la Jeunesse et des Sports, ayant pour objectif la responsabilisation et l’autonomie des citoyens.

[2L’Organisation de Coopération et de Développement Économique est une organisation internationale d’études économiques, comprenant 35 membres, qui encourage la libéralisation économique au travers du libre-échange et de la concurrence pour favoriser l’innovation et les gains de productivité.

[3L’Association pour la Taxation des Transactions Financières et pour l’Action Citoyenne est une organisation altermondialiste, créée en France en 1998.

Propos recueillis par Jean-Philippe Peyrache
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« Il n’existe pas de définition de l’éducation populaire et c’est tant mieux. »
« La pensée critique n’est pas une condition suffisante pour le changement. »
« Je pense que les jeunes générations d’aujourd’hui verront la fin du capitalisme. »